Le daimôn de Socrate
Les démons, pour autant, ne sont pas tous mauvais.
Le terme même de "démon" est dépourvu à l'origine de cette étymologie négative. Il vient du grec "daimôn"qui ne désigne ni un diable, ni un esprit malfaisant, mais une présence invisible, protectrice et inspiratrice. L'équivalent en quelque sorte de notre ange gardien. Socrate, au dire de Platon, ne prenait-il pas conseil auprès de son daimôn à chaque fois qu'il devait résoudre une question difficile?
Dans le banquet, écrit vers 384 avant Jésus-Christ, Platon révèle la mission dévolue aux démons, en lesquels on reconnaît plutôt des anges:
_"Tout ce qui est démoniaque est intermédiaire entre ce qui est mortel et ce qui est immortel."
_ "Avec quelle fonction?"Demandai-je (moi, Socrate).
_ "Celle (répondit la prêtresse Diotime) de faire connaître et de transmettre aux dieux ce qui vient des hommes, et aux hommes ce qui vient des dieux: les prières et les sacrifices des premiers, les injonctions des seconds et leurs faveurs, en échange des sacrifices; et, d'un autre côté, étant intermédiaire entre les uns et les autres, ce qui est démoniaque en est complémentaire, de façon à mettre le Tout en liaison avec lui-même. C'est grâce à cette sorte d'être qu'ont pu venir au jour la divination dans son ensemble, la science des prêtres touchant les choses qui ont rapport aux sacrifices, aux initiations, aux incantations, à la prédiction en général et à la magie".
Apulée, s'inspirant de ce passage de Platon, a décrit à son tour le rôle des démons grecs: " Or il existe des puissances divines intermédiaires, qui habitent cet espace aérien, entre les hauteurs de l'éther et les bas-fonds terrestres, et qui communiquent aux dieux nos souhaits et nos mérites. Ces êtres ont reçu des grecs le nom des "démons"; entre les habitants de la terre et ceux du ciel, ils jouent le rôle de messagers pour les prières d'ici-bas et les dons de là-haut; ils font la navette, chargés de requêtes dans un sens, de secours dans l'autre, assurant auprès des uns ou des autres l'office d'interprètes ou de sauveteurs.".
Apulée décrit clairement les démons comme des "messagers", c'est-à-dire des anges. Les Romains ont appelé ces entités intermédiaires "genius", qui a donné le mot français "génie". La tradition latine invoquait ainsi le genius loci comme protecteur de certains lieux sacrés, et son rite s'est perpétué avec le "démon de foyer". Un autre mot latin, numen, désigne plus particulièrement les agents de la volonté divine. Ce dernier terme a donné le néologisme numineux, qui décrit les expériences spirituelles et mystiques vécues aujourd'hui par les praticiens de la psychologie transpersonnelle inspirée du psychologue suisse Carl Gustav Jung, lequel a défini le "numineux" comme la qualité dont l'homme fait l'expérience immédiate et qui n'appartient qu'à la divinité.
Rien de maléfique donc, dans ces démons et génies de l'Antiquité. Il peut exister de bons et de mauvais génies, ou de bons et de mauvais démons (ou anges), tout comme il y a de bonnes ou de mauvaises nouvelles. Ils ne sont que des "messagers", et leur aspect protecteur ou redoutable n'est qu'un reflet du contenu de leur message. Postiers de l'au-delà, ils apportent aux humains des lettres bordées de bleu ou de noir. On accueille plus volontiers les premiers que les seconds, mais est-ce une raison suffisante pour vouer ces derniers au diable?
La diabolisation des démons
C'est l’Église catholique romaine, en fait, qui a cherché à diaboliser les divinités pré-chrétiennes au motif qu'elles rivalisaient avec leurs cultes officiels.
"Les dieux, après la chute de la religion officielle à laquelle ils appartenaient, sont devenus des démons", affirme Freud. Lucifer, l'ange porteur de lumière, la Déesse Hécate ou la grand Dieu Pan sont devenus les "mauvais génies", les "démons" au sens chrétien, c'est-à-dire de pures émanations du mal. Il en a été de même avec les divinités celtes ou gauloises.
Mais on ne gomme pas les anges et les démons à coups de bulles pontificales, et les démons exclus sont souvent revenus sous la forme de saints. Dans son ouvrage consacré aux mystères de la sorcellerie, Jean Markale donne plusieurs exemples de ce phénomène en puisant dans les mythologies de sa Bretagne natale:
"Cette diabolisation" s'est développée tout au long du Haut Moyen Age à propos des coutumes et croyances que le christianisme ne pouvait récupérer et intégrer.
Dans la mythologie bretonne insulaire existait deux divinités de l'ancien panthéon celtique: Yder et Gwynn, tous deux fils de Nudd, le Nodens des inscriptions gauloises; or, Yder (d'ailleurs récupéré dans les romans de la table ronde comme chevalier d'Arthur) est devenu saint Edern dans la tradition de Bretagne armoricaine. "Jean Markale cite également la Déesse gaélique Brigit, devenue sainte Brigitte de Kildaren, seconde patronne de l'Irlande chrétienne.". Et il explique comment les anciens druides, devant la montée du christianisme, furent considérés comme des païens et des sorciers, vivant comme d'inquiétants ermites à l'ombre des chênes millénaires de la forêt de brocéliande.
L'un des druides les plus célèbres, Merlin l'enchanteur, connu par la geste du roi Arthur et des chevaliers de la table ronde, serait né en 573 des amours illicites entre une princesse et un démon incube, un "diable". Selon la légende, Merlin a agi pour le bien de la communauté chrétienne, mais en utilisant les pouvoirs diaboliques que lui transmettait son père depuis le monde infernal. Quels étaient ces démons invoqués par Merlin, sinon les anciens dieux du panthéon perdu?
Jules Michelet, dans La Sorcière", évoque ce repli des "anciens dieux" au cœur des forêts oubliées de tous, sinon des sorcières. Dans son premier chapitre, intitulé "La mort des dieux" : il écrit: "Certains auteurs assurent que, peu de temps avant la victoire du christianisme, une voix mystérieuse courait sur les rives de la mer Égée, disant: "Le grand Pan est mort." L'antique Dieu de la nature était fini. Grande joie. On se figurait que, la nature étant morte, morte étant la tentation. C'en était fini des dieux de la vie, qui en ont si longtemps prolongé l'illusion; Tout tombe, s'écroule, s'abîme. Le Tout devient le néant: "Le grand Pan est mort!"
Mensonge!!!
Le grand Pan est toujours vivant
Pour Michelet, la mort annoncée de Pan n'est qu'une stratégie de l’Église destinée à vaincre l'état de nature abhorré, confondu avec le rôle tentateur des démons: "Les premiers chrétiens dans l'ensemble et dans le détail, dans la passé, dans l'avenir, maudissent la Nature elle-même. Ils la condamnent toute entière, jusqu'à voir le mal incarné, le démon dans une fleur."
Si le diable peut se cacher dans une fleur, le Dieu Pan, lui, se cache partout, derrière chaque brin d'herbe, dans chaque goutte de rosée, sous l'écorce des arbres, dans l'ombre verte des forêts ou l'or ruisselant des champs de blé. Or, "dans chaque grain de blé se cache l'âme d'une étoile". On avait dit: Le grand Pan est mort. Mais le voici en Bacchus, en Priape, impatient, par le long délai du désir, menaçant, brûlant, fécond...
Tour à tour Dieu et Diable, Pan est mort et ressuscité. Le Dieu sylvestre aux pieds fourchus faisant danser les nymphes au son et sa flûte a simplement été travesti en bouc satanique menant ronde des sorcières et sabbat.
De pan à Satan
Dieu des cultes pastoraux, Pan possède en effet un corps moitié humain moitié animal. Barbu, velu, cornu, il a des jambes de chèvre aux sabots fendus et des yeux rusés étirés sur les tempes. C'est un satyre à l'appétit sexuel démesuré, qui assaille les nymphes. Il vit dans les forêts, et sa couleur est le vert. Son nom, Pan, signifie "Tout" et le grand Pan désigne le grand Tout, l'énergie primordiale et féconde propre à l'univers et à la vie, dont l'expression peut être parfois anarchique et chaotique. Il incarne la puissance des éléments de la nature, dont le déchaînement provoque une "peur panique", signe de l'affolement des sens et de la raison qui saisit quiconque se trouve en contact avec ce Dieu avide et désordonné, à notre ressemblance.
L’Église catholique romaine, on le comprend, n'a eu aucun mal à métamorphoser un pareil Dieu en un diable satanique, en bouc cornu des sabbats. Certains auteurs, notamment dans le registre du romantisme noir et du fantastique, ont à leur tour retenu l'assimilation du Grand Pan au diable, en décrivant l'effroi glacé qui saisit l'être humain suffisamment inconscient pour regarder en face ce dieu redoutable.
Ainsi, le romancier gallois Arthur Machen, fils d'un prêtre anglican et membre de la mystérieuse Golden Dawn, confrérie ésotérique à laquelle appartenait également Bram Stoker, l'auteur de Dracula, écrivit en 1894 un récit d'horreur intitulé Le grand Dieu Pan, dans lequel le docteur Raymond
pratique une intervention chirurgicale sur le cerveau de sa compagne, Mary, afin de lui permettre de voir le "Grand Dieu Pan". Il convie son ami Clarke à être témoin de cette initiation, dont il justifie la raison en ces termes: "Mais je vous dis, moi, que toutes ces choses, oui, depuis l'étoile qui vient s'allumer au ciel, jusqu'au sol que nous éprouvons du pied, je vous dis que tout cela n'est que du rêve et des ombres, les ombres mêmes qui nous voilent le monde réel. Il y a un monde réel; mais il est sous cet éclat et sous ces visions, ces hautes lices, derrière tout cela comme si un voile nous le cachait. Je ne sais si jamais un être humain a soulevé ce voile; mais je sais que cette nuit, et devant vous et moi, Clarke, il le sera pour d'autres yeux. Peut-être trouverez-vous tout ceci étrange, insensé même: étrange, soit, mais réel; et les Anciens savaient ce que c'est que "lever le voile". Ils appelaient cela voir le Dieu Pan.
Oui, le scalpel est nécessaire, mais songez à ce qu'il va produire: renverser la muraille des sens, et, sans doute pour la première fois depuis que l'homme existe, un esprit va contempler le monde des esprits. Clarke, Mary va voir le Grand Pan.
L'opération réussit, mais pas de la façon escomptée: "Soudain, un long soupir s'éleva. Soudain, la couleur évanouie revint aux joues de Mary. Soudain ses yeux s'ouvrirent; ils brillaient d'une étrange lumière; une grande admiration apparut à sa face; ses mains s'étendirent comme pour toucher une chose invisible. Mais, presque aussitôt, l'admiration fit place à l'épouvante; ses traits à un masque hideux; et elle fut prise d'un tel tremblement qu'on eût cru voir son âme lutter et palpiter dans sa prison de chair: vision horrible qui fit ruer Clarke au-dehors, tandis que la jeune femme tombait en hurlant sur le sol.
Il est des frontières avec l'au-delà que l'homme franchit à ses risques et périls. Les Grecs anciens avaient un mot pour désigner ses transgressions: l'hybris, seul crime véritablement impardonnable, qui déchaînait la vengeance des dieux. Dans le récit de Machen, pour avoir regarder le dieu Pan en face, Mary devient possédée du démon: "Trois jours après, Raymond menait Clarke au chevet de Mary; elle était réveillée et roulait la tête de droite à gauche, en ricanant. "oui, dit le Docteur toujours froid, c'est grand dommage. Elle est idiote irrémédiablement. Mais c'est inévitable et, après tout, elle a vu la Grand Pan."
Mais on n'ouvre pas impunément certaines portes, au risque de livrer passage à d'obscures présences.
Arthur Machen, initié à la Golden Dawn et disciple d'Aleister Crowley, ne l'ignore point: "Nous savons ce qu'il advenait de quiconque rencontrait le Dieu Pan. Les sages savent que tout symbole est symbole d'une réalité, non pas de néant; et c'était en vérité un symbole exquis que celui-là, sous lequel les hommes de jadis voilaient les forces secrètes et redoutables qui sont au coeur de toutes choses, les forces devant qui l'âme humaine se fane et meurt, noircie comme le corps même le serait par des courants électriques. Ces forces ne peuvent se nommer, ni concevoir que sous un voile; un voile qui apparaît à la plupart comme une fantaisie de poètes, à quelques-uns comme le conte des niais et des fous. Mais vous et moi, nous avons connu en quelque sorte, la terreur qui habite les royaumes secrets de la vie, par dessous la chair; nous avons vu ce qui est sans forme assumer une forme."
Cette "terreur panique" ressentie par "quiconque rencontrait le Dieu Pan est également au cœur de l’œuvre des grands écrivains du fantastique noir du XX e siècle: citons:, entre autres, H.P. Lovecraft, qui fut d'ailleurs un grand admirateur de Machen, et Stephen King, dont l’œuvre repose sur la présence invisible, mais effrayante, du démon, ou plutôt du Grand Pan. Citons aussi Gustav Meyrink, qui dans son roman Le visage vert, évoque le mythe du Chidher (ou Chadhir, ou El-Chidr), c'est-à-dire le "prophète vert" de la tradition islamique qui rencontre Moise dans la 18è sourate du Coran. Chidher, "le vert", ou encore Huzur dans la tradition ésotérique de l'islam, a bu de l'eau de la vie et ne mourra qu'au son de la trompette du Jugement dernier. Il peut-être assimilé à l'Hermès trismégiste égyptien, à Saint Jean, au prophète Elie ou encore au Dieu Pan. Il est l'homme vert"; c'est-à-dire l'homme de chair incarné sur terre, proche de l'état de nature, se régénérant chaque année au printemps jusqu'à ce que, à la fin des temps, il "meure" à lui-même en quittant son enveloppe charnelle (symbolisée par le vert) pour accueillir le Messie et se fondre dans la claire lumière divine.
L’église, on le voit, a fait une grande injure au Dieu Pan en l'assimilant au bouc satanique. Pan, est avant tout le dieu vert, celui qui n'a jamais renié ses origines terriennes et sylvestres, c'est le dieu sauvage qui couche au pied des arbres et comprend le langage des oiseaux. C'est le Cornu, dont les deux cornes sont des antennes qui lui permettent de capter les messages du ciel. C'est le magicien aux pieds d'argiles, qui souffle dans sa flûte et nous convie à danser autour d'un feu de joie. Pan, c'est le daimôn de Socrate le pouvoir de l'enfance et du jeu, la force du rire, la soif de l'amour, la communion avec la nature immense et vierge. Pan, c'est la revanche de la campagne et des forêts sur les villes; c'est l'état sauvage contre la civilité; c'est le monde de l'intuition et de "l'éveil" s'opposant à celui de la raison; c'est la magie contre la science.